Des grenouilles qui savent compter

Des grenouilles qui savent compter 

Un étang au crépuscule. Les coassements fusent et emplissent l’air de leurs notes roulantes et monotones. Chaque choriste y va de son plus grand effort. Le jeu ? Chanter plus puissamment et plus longtemps que les autres. Du fond du marécage, les demoiselles jugent… Comment arrivent-elles à déchiffrer ce tintamarre vespéral afin de jeter leur dévolu sur un prince charmant ? Aux prises avec ce mystère, les chercheurs révèlent la curieuse prédisposition qu’ont les grenouilles à compter.

par Richard Naud


Si vous étiez une grenouille, que trouveriez-vous attrayant dans un coassement ? Serait-ce le ton, l’intensité, la durée ? Dans les années 80, plusieurs biologistes ont posé ces questions.  Leurs expériences ont permis de mieux comprendre la communication des batraciens. 


Les expériences concernaient des grenouilles femelles auxquelles on avait présenté, en se servant d’un haut-parleur, des coassements artificiels. Tels les grenouilles qui font claquer leur sac vocaux, les haut-parleurs émettaient un enchaînement de clics dont l’intensité, le ton et la fréquence étaient contrôlés. Il s’agissait ensuite de juger la réaction de la spectatrice. 

A-t-on identifié l’aspect sonore qui offrait, à lui seul, le plus de charme ? Indépendamment de la durée et de l’intensité des coassements, c’est le nombre de clics qui a le plus d’attrait. Plus le chant est formé d’un grand nombre, plus il plaît. Les grenouilles, du moins les femelles de l’espèce léopard, savent donc compter.

La découverte de neurones compteurs 

Comment des grenouilles, avec 10 000 fois moins de cellules nerveuses que les êtres humains, peuvent-elles effectuer cette opération mathématique ? C’est en 2002, près de vingt ans après les études ayant révélé cette précieuse aptitude, que des chercheurs de l’Université d’Utah ont apporté un élément de réponse. 



Gary Rose et ses collaborateurs ont étudié l’activité des cellules nerveuses de grenouilles pendant que celles-ci écoutaient des coassements artificiels. Les chercheurs inséraient une électrode dans la tête des batraciens, la déplaçant jusqu’à ce qu’ils repèrent une cellule. Armés de beaucoup de patience, ils butinaient ainsi d’une cellule à l’autre, comparant l’activité avec le nombre de clics présentés.

Un jour, ils ont trouvé une cellule nerveuse qui, systématiquement, ne s’activait qu’après quelques clics. Ensuite, ils ont très légèrement déplacé l’électrode et ont trouvé une cellule dont le seuil d’activation était légèrement plus élevé. L’étude publiée en 2002, rapporte l’existence d’une panoplie de cellules s’activant uniquement après un nombre seuil de clics.  Dès lors, les neurobiologistes parlent de neurones compteurs.

Dans quelle région du système nerveux retrouve-t-on ces neurones compteurs ? Ils se situent dans le cerveau reptilien, une région qui assure le bon fonctionnement de réflexes innés. Ainsi, la faculté de compter se retrouve parmi les rouages associés aux instincts d’alimentation et de reproduction.  Compter, pour les grenouilles, participerait donc d’un réflexe inné.

Suite à cette découverte, diverses cellules ayant des propriétés similaires ont été répertoriées dans d’autres espèces animales. Des expériences récentes ont montré que les souris, les chauves-souris et aussi certains poissons électriques possèdent de telles cellules. Chacune des espèces recensées se sert d’impulsions comme moyen de communication.  Les neurones compteurs seraient loin de munir les grenouilles d’une aptitude au calcul mental. Ces cellules sous-tendraient plutôt leurs intuitions relatives à la qualité des coassements. 

Comment une cellule peut-elle compter ?

Au Centre de Dynamique Neuronale de l’Université d’Ottawa, les recherches portent sur le traitement de l’information qu’opère le système nerveux. André Longtin, directeur du groupe de recherche, est intrigué par ces neurones compteurs. “Si un coassement est interrompu par une pause d’à peine trente millièmes de seconde,” note-
t-il “le compte repart immédiatement de zéro.” Cette précision s’accorde mal avec la variabilité propre aux systèmes biologiques.

Pendant qu’une grenouille écoute ce babil unique aux marécages, des impulsions nerveuses partent de l’oreille et voyagent le long du nerf auditif en chemin vers le système nerveux central. Les sons brefs produisent des salves d’impulsions nerveuses. Une fois aux portes du cerveau, une poignée de cellules parvient à en faire le compte. Peut-on identifier, parmi les mécanismes cellulaires connus, ce qui permet à ce petit réseau d’accomplir un tel exploit ? Nos travaux au Centre de Dynamique Neuronale révèlent un mécanisme plausible.

Notre approche se base sur une modélisation mathématique des cellules nerveuses. Nos modèles sont d’abord calibrés à partir d’expériences où chaque cellule avait été préalablement isolée. A partir de ces mesures, nous pouvons simuler sur ordinateurs différents agencements de cellules nerveuses, c’est-à-dire différents réseaux de neurones.

De toutes les combinaisons étudiées, une seule arrive à reproduire les observations expérimentales. Il nous apparaît nécessaire d’invoquer l’action d’une cellule nerveuse ayant pour rôle de repérer systématiquement le début et la fin d’un coassement. Cette cellule inhiberait le neurone compteur, remettant à zéro le processus d’accumulation dès qu’un coassement se termine ou est interrompu. Avant d’attribuer un nombre à un son, le système nerveux doit d’abord en repérer le début et la fin.

Une fois que le son a été segmenté, les neurones compteurs doivent accumuler les décharges électriques reçues du nerf auditif. Nos travaux suggèrent la présence d’un type de connexion nerveuse dont la dynamique est particulièrement lente. Grâce à ces connexions lentes, les impulsions nerveuses associées au sons se traduisent par une longue perturbation du neurone compteur. Lorsque l’accumulation de ces perturbations atteint un certain seuil, les neurones compteurs s’activent, signalant le nombre. C’est en combinant différents seuils d’activation avec un processus d’accumulation que des cellules parviennent à compter.

Si, après de nouvelles expériences, nos prédictions étaient vérifiés, nous aurions identifié les mécanismes cellulaires qui sous-tendent à la fois la capacité de compter et celle de segmenter les sons. Toutefois, les questions ne s’arrêtent pas là. Que se passe-t-il lorsque deux coassements se chevauchent ? Comment la grenouille parvient-elle à séparer les voix ? Et les humains ? Mystère. Mais entre segmentation et comptage, nous avons quelques pistes. 


© Richard Naud, 2014. Paru sur le site de l'ACFAS 2014.

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